Montesquieu, de l'eclavage des nègres
I. Situation du texte
Ce texte est extrait de De l'esprit des lois, c'est le chapitre 15.
Montesquieu fait un véritable réquisitoire contre l'esclavage au 18e siècle : l'esclavage a toujours été pratiqué mais ce qui change c'est la traite des noirs, phénomène dû à l'expansion coloniale vers le nouveau monde: commerce du café, du coton, cultivé en Amérique par les noirs. Montesquieu connaît très bien les esclavagistes : il les fréquente car il est actionnaire de la compagnie de Bordeaux.
Ici, il dénonce le traitement infligé aux noirs. C'est le premier à dénoncer un tel scandale. Le plus grave c'est que la France ne fait rien contre l'esclavage et se dit être un pays chrétien.
II. Lecture
"Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais: Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont du mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s' en servir à défricher tant de terre. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s' agit sont noirs depuis les pieds jusqu' à la tête et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c' est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d' Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport* qu'ils ont avec nous d' une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d' une si grande conséquence**, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les nègres n' ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier d'un verre que de l'or, qui, chez les nations policées, est d' une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu' ils le disent ne serait-il pas venu dans la tête des princes d' Europ,e qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?"
MONTESQUIEU, L'Esprit des Lois, XV, 5 (1748).
* Rapport = ressemblance
**Conséquence = importance
III. Axes
Il y a 9 §, 10 avec le préambule. Ce texte nous propose une argumentation serrée.
Au 1er regard, on a l' impression que c' est un plaidoyer pour l'esclavage mais c' est en réalité un violent réquisitoire contre cela (tout est implicite).
- Préambule qui appâte le lecteur
- 1er argument : économique et historique ( lignes 3 à 7)
- 2ème argument : esthétique, racial et (l.8 à10)
- 3ème argument : théologique (l.11 à13)
- 4ème argument : ethnologique (l.14 à 18)
- 5ème argument: ethnologique et génétique (l.19à 23)
- 6ème argument: sociologique (l.24 à17)
- 7ème argument: théologique (l.28 à 31)
- 8ème argument: politique (l.32)
IV. Explication linéaire
Préambule: il doit tout de suite nous sembler suspect. Il a l'air d'un plaidoyer car on y parle de droit. C'est un plaidoyer hypothétique : L'esclavagiste va énoncer ce qu' il dirait s'il avait à le dire : il y a une mise à distance. En outre, il oppose "soutenir" et "rendre les nègres esclaves" = droit suspect. Le "nous" employé, nous montre que tout le monde est complice. La phrase débute par "si" (> condition ) et le conditionnel "dirais"a une valeur de potentiel, c'est à dire réalisable dans l' avenir. Par ailleurs, le tour présentatif "voici" nous indique une démarche argumentative :
1er argument : vision planétaire et historique; contradiction entre la mission civilisatrice de l'expansion coloniale et les moyens d'y parvenir ( exterminer les nègres et mettre les noirs en esclavage). L'Europe a des pratiques sanglantes aux service d' intentions nobles.
L'adjectif "trop" démontre l'ironie de Montesquieu : Au 18ème siècle, le sucre est une gourmandise: plaisir de la consommation des européens et aussi la peine des esclaves. Il y a une disproportion entre l' avantage infime d' avoir un produit moins cher et le traitement infligé aux noirs. Montesquieu dénonce l'égoïsme des européens qui prime sur la morale : il n' y pas de sentiment dans l' économie.
Cet argument est très réaliste.
2ème argument : il y a le problème de savoir si les nègres appartiennent ou non à l'espèce humaine. Selon l'esclavagiste, le fait d' être noir est un signe d' infériorité. L'argument racial est un argument raciste. L' absurdité du raisonnement ressort avec le "..si.que."
Quelque chose nous pousse tout de même à plaindre les noirs: l'humanité. Le mot "presque" fait basculer la phrase en antiphrase : il traduit le contraire: nous avons le devoir de les plaindre car ils ont un traitement d' esclave.
4ème argument: c' est un argument raciste. Puisque les asiatiques pensent que les noirs sont inférieurs, ils en font des eunuques; puisque les noirs sont inférieurs alors les blancs peuvent les maltraiter :
"Il est si naturel de penser que" le ton prétentieux invite à croire le contraire. Il y a une disproportion entre le cas concret (les asiatiques font les eunuques) et le cas qui suit.
5ème argument: argument d'autorité. Le "On" généralise. A propos des égyptiens, on n' a pas à se priver de rendre les nègres esclaves car les égyptiens jugeaient sur la couleur des cheveux.
Dans cette phrase, il y a deux sophismes :
- "juger de la couleur de la peau par celle des cheveux." L'esclavagiste crée une analogie entre la couleur des cheveux et celle de la peau alors que ça n' a rien à voir.
- "qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde", il y a une opposition (mise entre virgules). Si les Egyptiens ont pu être de grands philosophes, ce n' est pas en tuant les roux. Il y a une gradation et on s' attend à quelque chose de formidable et il y a une chute brutale de la phrase pour aboutir à un résultat horrible.
6ème argument : c' est le dernier argument raciste. "ils font plus de cas d' un collier de verre que de l' or" : c'est un argument de poids fondé sur l'expérience.
Traduction du relativisme: pour les noirs, le verre vaut plus que l'or : tout est relatif, c'est lié à la culture; à chaque civilisation correspond un échelle de valeurs.
Opposition: selon l' esclavagiste, le nacre n a pas de bon sens, sous entendu, les nègres sont une nation barbare.
Montesquieu déconsidère la valeur excessive de l' or qui correspond aux "nations policées"; c' est contre l'idéal du chrétien; la charité. Cette valorisation montre la cupidité des européens et de marchands d'esclaves.
Montesquieu nous montre que les européens on trompé les nègres (avec le verre et l' or). Ils sont des trafiquants barbares tandis que les nègres sont policés et désintéressés.
7ème argument : C' est un argument religieux donc grave. C'est un syllogisme :
- les chrétiens traitent tous les hommes humainement.
- les chrétiens ne traitent pas les noirs humainement.
- les noirs ne sont pas des hommes.
Encore une fois, l' humanité des noirs est niée. On remarque l'' ironie dans cette phrase: Il est impossible que il faut comprendre l' antiphrase: les noirs sont des hommes donc les esclavagistes ne sont pas chrétiens.
a - Le locuteur nie l' humanité des noirs mais cette négation est suspecte. On le voit avec l'expression "Ces gens là." qui traduit le mépris. Il y a une contradiction interne subtile : Montesquieu dit "gens" or, si ce sont des gens se sont des hommes.
L'esclavagiste est en contradiction avec lui-même : son ridicule et sa mauvaise foi sont accentués.
b - Histoire de la chrétienté : ridicule de l' esclavagiste qui veut se donner bonne conscience tout en continuant de vendre de noirs. Le locuteur fait dire "nous" a l'esclavagiste pour démontrer que c'est toute la chrétienté qui est en cause.
c - Raisonnement de l' esclavagiste : nous sommes des chrétiens... ils ne sont pas des hommes. Derrière cette fausse logique, le lecteur voit le caractère odieux de l' esclavagiste à travers deux aspects :
- il veut gagner sur le plan financier.
- il veut gagner sur le plan moral (conscience).
8ème argument : dans ce dernier §, on passe de l' ironie à l'indignation. Montesquieu montre l'aspect politique: "princes d' Europe". Dans la 2eme partie du §, ce n'est plus l'esclavagiste qui parle mais Montesquieu : il pousse un cri d'humanité en faveur des noirs.
L' ironie au début du §: ce sont des petits esprits qui dénoncent l'esclavage; c' est à dire les philosophes. C'est de l'ironie contre les gens qui critiquent les philosophes dont Montesquieu fait partie, avec le pléonasme "exagèrent trop".
On ne fait pas d' injustice aux noirs sinon les princes auraient fait quelque chose : ridicule des esclavagistes qui ont une confiance aveugle dans les princes d' Europe qui sont inutiles.
Il y a une opposition terme à terme entre ce que les princes font: conventions inutiles" et ce qu' ils devraient faire "une en faveur de la miséricorde : ton polémique.
A la fin, le rythme binaire nous montre que l'ironie est oubliée, l'interrogation oratoire traduit la miséricorde et la pitié; c'est un véritable cri d'humanité qui résonne à nos oreilles.
Il y a encore un syllogisme :
a - Si les nègres étaient maltraités, les princes feraient une convention.
b - Les princes ne font rein.
c - Les nègres ne sont pas maltraités.
V. Conclusion
On peut admirer la richesse de Montesquieu. D' une part, il démystifie les arguments racistes et il montre les fondements de l'attitude humaine, antiraciste: la raison, l'humanisme, le christianisme. Ce texte est particulièrement efficace car il fonctionne sur l' ironie et c' est une arme redoutable pour dénoncer notamment les absurdités du racisme, les sophismes des esclavagistes et la lâcheté des européens qui se donnent bonne conscience.
Ce texte est révélateur de l'esprit du 18e siècle où la raison, la tolérance, la charité et l'humanité priment chez les philosophes de lumières
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